Darknet et terrorisme : de l'amalgame à la désinformation


A la suite des attentats de Bruxelles, le ministre de l’Intérieur a déclaré : « Ceux qui nous frappent utilisent le Darknet. » Le coupable est enfin trouvé. C’est grâce à ce réseau sombre et nébuleux que les terroristes peuvent agir. Tor doit être banni du territoire et les outils de chiffrage ouverts aux autorités policières. Les accusations portées sont globalement vides de sens. Les programmes de surveillance sont notoirement inefficaces et le « blocage du Darknet » totalement illusoire. La quête éternelle du bouc émissaire conduit à un amalgame qui confine désormais à la désinformation.

L’inefficience des programmes de surveillance de masse


Lors d’une visite en France en 2006, Keith Alexander qui dirigeait alors la NSA, aurait déclaré à ses homologues français : « Moi, mon objectif, c’est d’écouter tout l’internet mondial1.» Les révélations Snowden ont montré qu’il ne plaisantait pas.

Si l’on en croit les autorités, en France comme ailleurs, interdire les échanges anonymes et confidentiels permettrait, grâce aux outils de surveillance, de repérer et de neutraliser les groupes terroristes. Pourtant, rien n’est moins sûr. Selon une étude de la New America Foundation : « L’analyse approfondie de 225 individus recrutés par al-Quaïda, ou par des groupes inspirés par l’idéologie d’al-Quaïda, et accusés d’actes de terrorisme aux États-Unis depuis le 11 septembre, démontre que les méthodes d’investigations traditionnelles [...] sont à l’origine de la majorité des enquêtes, alors que la contribution du programme de surveillance de masse de la NSA à ces cas a été minime2. »

En pratique, tous les spécialistes savent que la concentration des moyens sur la collecte d’information limite mécaniquement les ressources disponibles pour l’analyse, mais aussi que la surveillance de masse est inefficace par construction ; c’est le célèbre « paradoxe des faux positifs3.» Considérons une population de 50 millions d’individus où 1 sur 10 000 est un terroriste potentiel. Posons que l’algorithme d’identification est très performant : il repère 99% des cibles réelles et ne produit que 0,5% de faux positifs. Il repérera alors 4 950 terroristes et générera 249 975 faux positifs. Moins de 2% des individus repérés seront réellement dignes d’intérêt. Si le taux de faux positifs n’est que de 2% (ce qui reste faible), c’est près d’un million de faux suspects qui seront repérés, soit un taux de pertinence d’à peine 0,5%. Seul 1 suspect sur 200 sera correct. L’efficacité de la surveillance de masse est intrinsèquement faible et le New York Times a encore souligné ce point dans son éditorial du 17 novembre 2015 au lendemain des attentats de Paris : « Plus de deux ans après que les programmes de collecte de données de la NSA aient été rendus publics, les services de renseignement ont été incapables de montrer que la surveillance téléphonique ait empêché une seule attaque terroriste. Pourtant, depuis des années les responsables de ces services et les membres du Congrès ont à de multiples reprises menti au public en disant qu’elle est efficace. »

Récemment encore, un haut responsable français de la lutte antiterroriste déclarait à propos de ce que l’article qualifie de fétichisme technologique : « C’est rassurant, mais ça n’a jamais marché. Quelle opération a été neutralisée grâce à la data4 ? »La surveillance de masse n’a pas fait ses preuves contre le terrorisme et tout montre que les ressources pourraient être employées beaucoup plus efficacement.

L’absurdité des attaques contre Tor


Tor est la cible favorite des attaques contre le Darknet, à tel point que le ministère de l’Intérieur a évoqué son éventuelle interdiction. Tor a été développé par l’armée américaine au début des années 2000. Il permet de naviguer anonymement sur le web et héberge un darkweb accessible à ses seuls utilisateurs.

Est-il utilisé par les terroristes ? Oui, c’est probable, comme le sont les téléphones, les réseaux sociaux, Twitter ou le simple courrier postal. Tor est un outil de masse qui rassemble plus de 2 millions d’utilisateurs chaque jour. Ce n’est pas, et de loin, l’outil le plus adapté à l’organisation d’actions clandestines. De nombreux systèmes existent qui sont beaucoup plus aptes à la construction d’écosystèmes de communications occultes, certains complexes, d’autres légers et d’un usage élémentaire.

De fait, et malgré les rodomontades de certains représentants des autorités, il est tout simplement techniquement impossible de bloquer l’ensemble des réseaux anonymes. Ils reposent sur des logiciels open source et des structures décentralisées d’une malléabilité sans limites. Tout au plus pourrait-on gêner les utilisateurs, mais dans ce cas-là, ce ne sont pas les organisations puissantes comme Daech qui en souffriraient, elles ont les moyens techniques de pallier ces obstacles. Ce sont au contraire les journalistes, les dissidents, les lanceurs d’alerte, tous ceux qui, souvent seuls, luttent contre les abus, qui seraient pénalisés.

Darknet et libertés


Le Darknet est utilisé par les milieux interlopes, c’est incontestable. Mais le Darknet est aussi et surtout un outil au service des libertés, un instrument de lutte contre les excès des différents pouvoirs. Dans les pays démocratiques, il permet de se préserver de la surveillance de masse et de l’espionnage économique révélés par l’affaire Snowden. Partout dans le monde, il permet aux lanceurs d’alerte de révéler les dérives des puissants, de dénoncer et de limiter les abus. Dans les régimes autoritaires, il est un outil au service de la dissidence et de la liberté d’information.

Les principaux promoteurs du Darknet ne sont pas les trafiquants de drogue ou les groupes terroristes, mais bien les grandes organisations de journalistes. De Reporters sans Frontières qui propose un « kit de survie numérique5 » au Center for Investigative Journalism qui publie Information Security for Journalists6, les journalistes savent l’importance du Darknet pour la liberté d’information. Il permet au reporter de guerre ou au journaliste d’investigation de transmettre et protéger les informations sensibles. Les avocats, les journalistes, les activistes, les dissidents, tous ceux qui agissent pour la liberté d’information ont besoin du Darknet.

Sans le Darknet, on ne connaîtrait pas les grands programmes d’espionnage de masse révélés par Eward Snowden. Sans lui, les horreurs dévoilées par Chelsea Manning seraient restées inconnues. Sans le Darknet, les printemps arabes auraient pu avoir un tout autre visage. Sans lui, les fenêtres ouvertes sur le conflit syrien à travers l’opération #OpSyria des Telecomix, seraient restées fermées. Des dissidents chinois aux communautés homosexuelles russe ou ougandaise, le Darknet est utilisé partout où les libertés fondamentales sont mises en cause. Attaquer le Darknet revient à renforcer les dominants et à favoriser les abus de pouvoir. C’est certainement l’une des plus belles victoires qui pourraient être données aux obscurantistes qui nous attaquent en ce moment.

Evoquant la société de contrôle en cours d’émergence, Gilles Deleuze a écrit : « L’important, ce sera peut-être de créer des vacuoles de non-communication, des interrupteurs, pour échapper au contrôle7. » Le Darknet est précisément l’une de ces vacuoles, l’un de ces interrupteurs. Il doit être protégé.

Jean-Philippe Rennard, mars 2016.

Cet article a été publié à l'origine dans The Conversation en mars 2016.

3 CASTELLUCCIA, C. et LE MÉTAYER, D. (2015). Les failles de la loi sur le renseignement. La Recherche, (505):61–65.

4 Libération, 26/11/2015.

7 Deleuze, G., Le devenir révolutionnaire et les créations politiques. Futur Antérieur, (1), 1990.




Date de dernière mise à jourMars 10, 2016