De la vie « telle que nous la connaissons » à la vie « telle qu'elle pourrait être »

Durant l'essentiel de l'histoire de l'humanité, la vie a été considérée comme le propre de Dieu. Seul le démiurge peut donner la vie ; la génération spontanée, phénomène longtemps perçu comme hautement banal, n'était alors que l'expression du pouvoir créateur de Celui qui est à l'origine de tout.

À partir du XVIIe siècle, principalement sous l'impulsion des philosophes français, une nouvelle vision de la vie a progressivement émergé :

« [Ceux qui connaissent les automates] considéreront [le] corps comme une machine qui, ayant été faite des mains de Dieu, est incomparablement mieux ordonnée, et a en soi des mouvements plus admirables, qu'aucune de celles qui peuvent être inventées par les hommes [...] s'il y avait de telles machines qui eussent les organes et la figure d'un singe ou de quelque autre animal sans raison, nous n'aurions aucun moyen pour reconnaître qu'elles ne seraient pas en tout de même nature que ces animaux (...) 1

Selon Descartes, la vie peut ainsi s'interpréter comme un mécanisme, seule l'âme -- siège de la raison -- relève alors du divin (dualisme).

De même, l'idée de structures vivantes fixes, créées une fois pour toute, a reculé au profit d'une interprétation transformiste puis évolutionniste. Les travaux de Lamarck, puis de Darwin, ont ainsi définitivement sonné le glas de la vision antique du vivant.

Malgré ces progrès, les hommes de science ont, dans leur immense majorité, continué de penser que la création de la vie nous restait inaccessible. Seuls certains écrivains comme Mary Shelley avec Frankenstein, osaient poser la possibilité pour l'Homme d'égaler Dieu.

La révolution scientifique du XXe siècle a bousculé ces interprétations. L'idée a progressivement émergé que la vie, considérée comme un mécanisme, comme un processus, pouvait être à la portée de la connaissance humaine. En 1987 s'est tenue à Santa Fe au Nouveau Mexique la première conférence internationale sur la vie artificielle. Son jeune organisateur (Christopher Gale Langton) déclarait alors en prélude :

« La vie artificielle est l'étude des systèmes construits de mains d'hommes qui exhibent des comportements caractéristiques des systèmes naturels vivants. Elle vient en complément des sciences biologiques traditionnelles qui analysent les organismes vivants, en tentant de synthétiser des comportements semblables au vivant au sein d'ordinateurs et d'autres substrats artificiels. En étendant les fondements empiriques sur lesquels la biologie est basée au-delà de la vie à base de carbone qui a évolué sur Terre, la vie artificielle peut contribuer à la biologie théorique en positionnant la vie telle que nous la connaissons au sein d'un espace plus large : la vie telle qu'elle pourrait être 2. »

L'objectif de Langton était plus ambitieux encore :

« Le but ultime de la vie artificielle serait de créer la « vie » dans un autre substrat, idéalement un substrat virtuel où l'essence de la vie aurait été abstraite des détails de sa mise en ?uvre dans quelque substrat que ce soit. Nous aimerions construire des modèles qui sont si semblables au vivant qu'ils cesseraient d'être des simulations de la vie pour en devenir des exemples 3. »

Cette citation illustre ce que l'on qualifie maintenant d'interprétation forte de la vie artificielle. Comment Langton a-t-il pu conclure à la faisabilité d'un tel programme ? Ceci apparaît d'autant plus difficile qu'à ce jour, nous ne disposons toujours pas d'une définition incontestée de la vie. C'est donc d'abord un problème philosophique qu'il posait.

 

Les boucles de Langton : un automate cellulaire autoréplicateur

Pour Langton, la vie est une affaire d'organisation et de structure, non de substance. Dans ce contexte, la possibilité théorique existerait de réaliser de nouvelles instances du vivant. Son raisonnement trouve ses racines dans les travaux des grands logiciens de la première moitié du XXe siècle avec en particulier Alonzo Church et Alan Turing.

En 1936, Alan Turing a proposé le concept de Machine Universelle. Il montrait alors comment, un système logique minimum permettait de déterminer toutes fonctions calculables. Ce travail, qui est à l'origine de l'ordinateur (votre PC n'est rien d'autre qu'une machine universelle de Turing finie), a donné lieu à la thèse de Church/Turing.

Dans sa version de base, elle énonce que toute fonction calculable l'est par une machine de Turing. Cette thèse a été élargie dans ce que l'on qualifie de « version physique » selon laquelle une machine de Turing peut réaliser toute opération de traitement de l'information réalisable par un système physique. L'interprétation faible de cette thèse pose ainsi que tout système pouvant être décrit comme un automate peut être simulé par une machine de Turing. Selon l'interprétation forte, une machine de Turing peut reproduire le comportement de tout système physique. D Hofstadter a parlé de « version microscopique » :

« Le comportement des éléments constitutifs d'un être vivant peut être simulé par un ordinateur. Autrement dit, une description suffisamment élaborée de l'état interne et de l'environnement local de n'importe quel élément (on suppose généralement qu'il s'agit d'une cellule) permet de faire calculer son comportement de façon arbitrairement précise par [...] une fonction récursive générale 4

Les ordinateurs, c'est-à-dire des machines universelles de Turing finies, sont capables de traiter tout algorithme fini. Si on leur fournit la description logique d'une machine, c'est-à-dire les déterminants de son organisation, ils seraient capables de la « réaliser ». On arrive ainsi à l'idée selon laquelle « les ordinateurs sont des instances des processus biologiques 5 ». Cette thèse relève de l'option philosophique. Pour être admise, elle suppose que l'on accepte que la réalité d'un système relève strictement de son organisation et qu'elle est donc indépendante de son support physique, c'est ce que l'on appelle le fonctionnalisme. Trouvant son origine dans l'intelligence artificielle, il pose ainsi qu'il serait possible de reconstruire la logique d'un cerveau humain en dehors du substrat neuronal.

La vie est affaire d'organisation et non de substance ; tout fait organisationnel physique ou non est réalisable par une machine de Turing. Ces deux assertions, profondément discutables l'une comme l'autre, sont au c?ur de l'interprétation forte de la vie artificielle.

C'est sur ces bases que certains affirment avoir crée de nouvelles formes de vie. Le plus célèbre d'entre eux -- Thomas Ray -- a même écrit un article intitulé « Comment j'ai crée la vie dans un univers virtuel 6». On pourrait penser qu'il s'agit là de l'une de ces envolées lyriques que l'on rencontre parfois chez les théoriciens de l'informatique, mais Ray est d'abord un biologiste. Spécialiste de la forêt tropicale, il a consacré toute la première partie de sa carrière à la biologie, ce n'est que plus tard qu'il est venu à l'informatique. Comment un biologiste a-t-il pu aboutir à une telle conclusion ?

 

 

L'Ancêtre de Tierra est formé de 3 gènes. Il exécute ici le 1er gène qui a pour fonction de mesurer la taille de l'individu. Image Anti-Gravity Workshop ( http://www.isd.atr.co.jp/~ray/pubs/images ).

Ray a construit un programme (Tierra) qui représente un univers virtuel. L'espace y est formé par la mémoire électronique, la matière par des « instructions processeurs ». Ces instructions sont vues comme les molécules « chimiquement actives » de cet univers virtuel. Par leur capacité à se déplacer au sein de l'espace, à se transformer ou à s'associer à d'autres « molécules », elles constituent une forme de matière programmable (on parle alors de chimie artificielle). Ray a construit une « créature » formée d'un ensemble d'instructions (baptisé l'ancêtre), ayant la capacité de se reproduire, c'est-à-dire de se répliquer en un point donné de l'espace mémoire. Par analogie avec la biologie, les mécanismes de réplication et d'exécution des instructions étaient « brouillées », des modifications aléatoires (équivalent des mutations) pouvaient par exemple se produire.

Très rapidement, Ray a vu apparaître des « individus » autoréplicateurs d'un nouveau genre. Très courts, ils ne disposaient pas des instructions de réplication, mais utilisaient celles d'ancêtres se trouvant dans leur voisinage. Le parasitisme est ainsi apparu spontanément au sein de Tierra. Plus tard sont advenus des individus immunisés, puis toute une faune de parasites et d'hyper-parasites (des individus détournant les parasites à leur propre profit). Des mécanismes jusque-là considérés comme le propre du vivant ont ainsi émergé au sein de l'univers virtuel de Tierra.

Pour Ray, peut être considérée comme vivante toute structure autoréplicatrice capable d'une « évolution ouverte » ; ce serait le cas des créatures de Tierra qui représenteraient donc une nouvelle instance du vivant, une forme de vie totalement originale. Cette définition est pour le moins hasardeuse et la notion de parasitisme dans Tierra est sujette à caution. Cette construction n'en est pas moins remarquable par sa capacité à montrer l'émergence « spontanée » de processus apparemment propres au vivant.

 

 

Le Parasite de Tierra.(2 segments bleus) utilise sa CPU (sphère bleue) pour exécuter le code de son voisin. Image Anti-Gravity Workshop ( http://www.isd.atr.co.jp/~ray/pubs/images ).

Tierra est un exemple extrême, mais on a conçu de nombreux programmes mettant en ?uvre des mécanismes d'inspiration biologique. Ces simulations (ou pour certains ces réalisations) ont permis de redécouvrir de multiples processus biologiques connus (dynamiques de Lotka-Volterra, équilibres ponctués, principe de Baldwin...). En ce sens, cette branche de la vie artificielle est aussi présentée comme une extension de la biologie, comme de la « biologie théorique », grâce à qui l'on pourrait parvenir à mettre en évidence des invariants fondamentaux que la seule étude de la vie « telle que nous la connaissons » ne pourrait révéler en tant que tels.


1. Descartes R., Le discours de la méthode, Paris, Librio, 1999.

2. Langton C.G., Artificial Life I, Addison-Wesley, 1989, p. 1, italiques originales.

3. Langton C.G., « Studying Artificial Life with Cellular Automata », Physica D, 22, 1986, p. 147, italiques originales.

4. Hofstadter D., Gödel, Escher, Bach, Dunod, Paris, 1999, p. 641. Church a montré que les fonctions calculables sont les fonctions récursives.

5. Sober E., « Learning from Functionalism -- Prospects for Strong Artificial Life », dans Boden M.A. (ed.), The Philosophy of Artificial Life, Oxford Readings in Philosophy, 1996.

6. Ray T.S., How I Created Life in a Virtual Universe, 1993, http://www.isd.atr.co.jp/~ray/pubs/index.html .