Jean-Philippe Rennard 02/2003
http://www.rennard.org/alife -- alife AT rennard DOT org
Quoi de plus élémentaire qu'une fourmi, cet être qui dispose d'un répertoire comportemental si limité (d'une dizaine à une quarantaine de comportements différents au maximum). Pourtant, quoi de plus complexe qu'une fourmilière ? On peut y trouver des maternités, des entrepôts ou même des jardins potagers. Des individus récoltent, d'autres s'occupent du couvain, d'autres encore assurent les réparations ou la garde du nid. Comment des êtres aussi frustes peuvent-ils réaliser des tâches aussi complexes ?
On pourrait penser que c'est là l'oeuvre de la « division du travail » chère à Adam Smith, le père de l'économie politique, pour qui : « ce qui, dans une société encore un peu grossière, est l'ouvrage d'un seul homme, devient, dans une société plus avancée, la besogne de plusieurs 1. » Et il est vrai que les fourmis sont spécialisées, tellement spécialisées que certaines d'entre elles ne peuvent survivre seules et doivent être nourries par leurs congénères.
En économie, la division du travail est gage d'efficacité, mais elle suppose l'existence de mécanismes de supervision, de coordination des tâches. Aucune fourmi -- et certainement pas la reine -- ne dispose de telles capacités qui supposent une vision globale de la tâche en cours ; pourtant cette coordination existe nécessairement. Elle est ici le résultat d'un processus dit « d'auto-organisation ».
Appuyons-nous sur les mécanismes de recueil des ressources chez certaines espèces de fourmis pour matérialiser cette idée.
Au départ, un grand nombre de fourmis se déplacent à l'extérieur du nid, plus ou moins au hasard. Elles recherchent de la nourriture. Tout au long de leur chemin, elles déposent une légère trace de phéromones. Si l'une d'entre elles découvre une ressource quelconque, elle retourne au nid en déposant une trace beaucoup plus intense (cette intensité dépend éventuellement de la richesse de la ressource). Cette trace tend à attirer les congénères qui, en la suivant, vont parvenir à la nourriture. Ils vont alors retourner au nid et renforcer la trace à leur tour. On assiste ainsi à la mise en place d'une boucle de rétroaction positive (« effet boule de neige ») : la trace attire des individus qui renforcent la trace qui attire donc plus d'individus...
Dans cet exemple, les fourmis ne communiquent pas directement entre elles. Les échanges d'informations passent par une modification de l'environnement (en l'occurrence les concentrations locales de phéromones). Ce mode de communication indirect a été baptisé stigmergie par P.P. Grassé en 1959, à l'occasion de l'étude de la construction du nid chez le termite :
« La coordination des tâches, la régulation des constructions ne dépendent pas directement des ouvriers, mais des constructions elles-mêmes. L'ouvrier ne dirige pas son travail, il est guidé par lui. C'est à cette stimulation d'un type particulier que nous donnons le nom de stigmergie (stigma : piqûre, ergon : travail, oeuvre = oeuvre stimulante) 2».
Grassé montrait dans ce texte comment les termites déposent des boulettes de terre malaxée en fonction des concentrations locales de phéromones et, ce faisant, parviennent à construire des arches et dômes. Grâce aux modifications de l'état de l'environnement (gradients de phéromones) les termites arrivent, sans régulation centrale, à communiquer et à coordonner leur action. C'est l'essence de la stigmergie. Les mécanismes de recrutement et de recueil de ressources par la construction de pistes chimiques relèvent du même principe.
Les fourmis tendent à suivre les pistes de phéromones qu'elles rencontrent, mais il ne s'agit que d'une tendance. À tout moment, la probabilité existe qu'un individu quitte la trace puis se déplace plus ou moins au hasard. À cette occasion, l'individu « égaré » peut éventuellement découvrir une source de nourriture beaucoup plus riche que celle qu'exploitent ses soeurs. En déposant alors une trace de phéromones plus intense encore, elle va les attirer vers cette nouvelle ressource, formant une nouvelle boucle de rétroaction positive.
Enfin, quand la satiété produit son effet ou que la ressource est épuisée, une boucle de rétroaction négative se met en place. On parle de rétroaction négative quand un mécanisme se réduit de lui-même. Dans notre cas, si l'on considère que les traces de phéromones s'évaporent assez rapidement, une fois que la nourriture sera épuisée, de moins en moins de fourmis auront tendance à suivre la trace qui va finir par disparaître.
On interprète ainsi les phénomènes d'auto-organisation chez les insectes sociaux à la lumière de quatre mécanismes principaux 3 :
Les mécanismes de recueil des ressources par certaines espèces de fourmis ont été mis en évidence et analysés plus particulièrement par J.-L. Deneubourg de l'Université Libre de Bruxelles 4. Il a notamment montré comment les fourmis parvenaient à trouver le chemin le plus court pour exploiter une ressource. Schématiquement, l'accumulation de phéromones est plus rapide sur le chemin le plus bref, les mécanismes de rétroaction positive vont ainsi le privilégier.
Ces travaux ont amené F. Moyson and B. Manderick 5 suivis par M. Dorigo 6 à proposer l'approche « d'optimisation par colonie de fourmis » (OCF ou ACO en anglais). Dorigo a appliqué ce mécanisme au fameux problème du voyageur de commerce (quel est le plus court chemin pour relier plusieurs villes) et l'a ensuite généralisé à toute une classe de problèmes d'optimisation. On trouve maintenant des algorithmes de ce type aussi bien dans le routage de vos communications téléphoniques, dans la conception des circuits électroniques que dans l'organisation des transferts de composants dans certains processus industriels.
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2. Grassé P.P., « La reconstruction du nid et les coordinations inter-individuelles chez Belicositermes natalensis et Cubitermes sp. La théorie de la Stigmergie : Essai d'interprétation du comportement des termites constructeurs. », Insectes Sociaux, 6, 1959, p. 41-80.
3. Bonabeau E., Dorigo M., Théraulaz G.,Swarm Intelligence. From Natural to Artificial Systems, Oxford University Press, 1999, p. 8-14.
4. Voir par exemple : Deneubourg J.-L. et al., « Plan d'organisation et population dans les sociétés d'insectes », p. 141-155, dans Prigogine I. (dir.), L'homme devant l'incertain, Paris, Odile Jacob, 2001.
5. Moyson F. et Manderick B., 1988. « The Collective Behaviour of Ants: an Example of Self-Organisation in Massive Parallelism », Proceedings of the AAAI Spring Symposium on Parallel Models of Intelligence. Stanford, California.